Jon Hendricks par Michele Hendricks

Publié le par Guillaume Lagrée

Jon Hendricks (1921-2017)

par

Michele Hendricks 

 

Propos recueillis à Paris le mercredi 24 janvier 2018

 

Dans « Le Nouveau dictionnaire du Jazz », Michele Hendricks suit Jon Hendricks et précède Jimi Hendrix. La fille suit son père dans l’ordre alphabétique, harmonique, mélodique et rythmique.

Après le décès de son père le 22 novembre 2017 à New York, Michele Hendricks qui vit, chante et enseigne en Ile de France, a bien voulu m’offrir ses souvenirs de Jon Hendricks. Qu’elle en soit remerciée ici et maintenant.

Question : Quel effet ça fait d’avoir un génie pour père ?

Réponse : Il y a les bons et les mauvais côtés. Musicalement, c’était formidable. Il était une inspiration incroyable. Il ne lisait pas la musique mais il comprenait tout à l’oreille et il chantait tous les accords. J’ai grandi avec l’oreille mais j’ai appris, adulte, à lire et écrire la musique pour communiquer avec les musiciens.

Q : Que vous a-t-il transmis comme artiste et comme père ?

R : Il était dans son monde, dans la musique, tout le temps. Il s’occupait de lui. Musicalement, il n’y avait pas de limite. C’était un exemple. Le fait de ne pas être musicien ne le freinait pas. Il se considérait comme un musicien et les musiciens le considéraient comme tel. Il avait des oreilles d’éléphant. Il était très respecté par les musiciens. Je suis une consoeur pour les musiciens même si je ne joue pas.  Mon père disait toujours « Listen » (Ecoute). Il n’enseignait pas mais j’ai retenu cette leçon.

Q : Avec une vie si longue et si riche, des légendes circulent sur votre père. Par exemple, est-il vrai qu’il a débarqué en Normandie le 6 juin 1944, qu’il a déserté à cause du racisme dans l’US Army et a été emprisonné en camp disciplinaire en Allemagne ?

R : C’est vrai qu’il a débarqué en Normandie mais pas dans la première vague du 6 juin 1944. Il était menacé car des Blancs tiraient sur des Noirs dans l’Armée américaine. Il a déserté pour sauver sa peau. Il n’était pas combattant mais secrétaire car il savait taper à la machine à écrire. Il gérait des stocks et a fait du marché noir. Il a gagné de l’argent comme cela. Il a été attrapé, condamné à mort puis à perpétuité mais il a réussi à truquer les papiers pour être libéré. Il était vraiment malin. Il s’est caché deux ans en France alors qu’il était Noir et Américain. C’est là qu’a commencé son histoire d’amour avec la France.

Q : Votre père a vécu 96 ans ce qui est très vieux pour un Jazzman. Je suppose qu’il a eu une vie saine. Comment a-t-il vécu l’évolution de la musique noire américaine du Blues au Rap ?

R : Il a surtout eu une vie clean avec ma mère les 50 dernières années car elle était très bio. Il n’aimait pas l’évolution de la musique noire américaine. Il admettait que la musique devait évoluer mais il n’aimait pas. Par exemple, quand nous vivions à Londres, au début des années 1970, nous sommes allés écouter Miles Davis sur scène. J’étais très excitée d’aller écouter Miles ! Mais c’était le Miles Davis électrique. Il n’aimait pas du tout. Il était Swing et Be Bop. Mais, même dans ce genre, il n’aimait pas la chanteuse Betty Carter. Ses changements rythmiques ne lui plaisaient pas. Il trouvait que c’était une insulte au compositeur. Il est resté dans son style toute sa vie. Moi j’aimais le heavy metal, le hard rock quand j’étais jeune. Après que j’ai écouté un disque de Rock, il me faisait toujours écouter un disque de Jazz, de Swing pour me montrer que c’était mieux.

Q : Votre père est réputé pour son amour des groupes vocaux. Pourquoi ?

R : Il avait des phases où il hésitait en solo et groupe choral. Il aimait les vocalises, le travail en groupe même après Lambert, Hendricks & Ross. Il appréciait ce que faisaient les musiciens et faisait de même avec des chanteurs.

Q : Votre père aimait beaucoup la musique classique au point de chanter avec un orchestre classique, celui de Toledo mais sans jamais devenir chanteur lyrique. Il n’a jamais été tenté de chanter de l’opéra ?

R : Il écoutait beaucoup de musique classique. Il a écrit des paroles sur les orchestrations de Gil Evans. Il a écrit des vocalises sur Rimski-Korsakov et Rachmaninov. Il adorait ces harmonies. Il en pleurait.

Q : Pouvez vous expliquer le spectacle écrit par votre père « Evolution of the Blues » ?

R : C’était un projet pour le Monterey Jazz Festival. C’est une histoire de l’évolution du Jazz depuis l’esclavage, le Blues, le Jazz, le gospel. C’était un super spectacle. Il a tourné cinq ans à San Francisco, un an à Los Angeles. Des problèmes légaux ont empêché de jouer le spectacle à Broadway (New York). J’ai participé à ce spectacle. Le narratif était ponctué par des chants et des danses. Tout était rimé. Même pour ses critiques de Jazz dans le San Francisco Chronicle, tout était rimé. C’était un poète dans l’âme. J’aimerais retrouver ses archives.

Q : Votre mère était-elle chanteuse elle aussi ?

R : Mon père a divorcé de ma mère biologique quand j’avais 4 ans. Ma belle-mère, Judith, chantait. C’était le groupe Jon Hendricks and Family avec son épouse et ses enfants. Ce n’est pas toujours facile de travailler en famille mais j’ai adoré la polyphonie. Il me donnait un morceau et je devais trouver les 4 voix. J’étais la seule à lire et écrire la musique. Je l’écrivais, chantais toutes les voix sans partition. C’était un entraînement incroyable. Je mémorisais les solos ce qui m’aidait à improviser.

Q : Avec une si longue et si riche carrière, Jon Hendricks a eu des admirateurs, des disciples. Les avez-vous rencontrés ?

R : Il avait des admirateurs, des disciples. Il improvisait comme un saxophone. Le jeudi 15 février 2018, à Portland, Oregon, au PDX Jazz Festival, je donnerai un concert hommage avec Kurt Elling. Il aurait dû être là mais nous chanterons pour lui tout de même. Kevin Mahogany est mort il y a quelques semaines. Al Jarreau est mort peu de temps avant. Mark Murphy lui aussi écrivait des mots sur les notes. Bobby Mc Ferrin a chanté avec le groupe Jon Hendricks and Family pendant 11 mois. J’ai beaucoup appris avec lui. Il est incroyable. C’est un de mes Maîtres. Mon père et lui se respectaient. J’ai parlé de lui à mon père. Il a écouté et apprécié. Le groupe, c’était mon père, ma mère, moi et mon frère. Mon frère a quitté le groupe 3 jours avant un concert à New York. J’ai appelé Bobby Mac Ferrin. Il est arrivé et a appris tout le répertoire du groupe en 3 jours. Quelle mémoire ! Lui seul, sur scène, avec un micro, il fait les accords, les mélodies, les percussions, le piano.

Q : Vous avez dit que votre père adorait la France mais il n’y a jamais vécu à part cette période de la Deuxième Guerre mondiale. Pourquoi ?

R : Il y a un respect pour le Jazz en Europe. Les musiciens américains de Jazz gagnent 90% de leurs revenus en Europe. Il voulait vivre en France mais ne l’a pas fait. Chaque excuse était bonne pour venir en France. Nous avons vécu à Londres pendant 5 ans au début des années 70. J’ai alors visité Paris et j’en suis tout de suite tombé amoureuse. Après être tombé amoureuse de Paris, je suis tombé amoureuse d’un Parisien et je me suis installé à Paris en 1991

Q : Comment a-t-il rencontré votre belle-mère ?

R : Ma belle-mère travaillait au Birdland à New York. C’était une fan. D’où leur rencontre pendant un concert de Lambert, Hendricks & Ross.

Q : Jon Hendricks a chanté les Sacred Concerts de Duke Ellington avec le Duke et son orchestre. Quel souvenir en gardait-il ?

R : C’était un des sommets de sa carrière. Il adorait les arrangements du Duke. Aujourd’hui, j’enseigne le chant Jazz et j’ai des élèves qui ne connaissent pas Duke Ellington ! Mais que veulent-ils apprendre ? Aux Etats Unis le Jazz n’est pas enseigné à l’école alors la mémoire de cette musique se perd.

Q : Avez-vous un dernier mot à ajouter sur votre père ?

R : Il adorait les vêtements. C’était un dandy. Même pour sortir dans la rue faire ses courses, il mettait le costume, le gilet, la cravate, la pochette et le chapeau. Sur scène, il ne supportait pas les musiciens mal habillés, mal rasés. Pour lui, c’était un manque de respect pour le public. J’enregistrerai un album en hommage à mon père avec mon groupe et quelques invités. Je ferai aussi du rerecording pour chanter toutes les voix. J’ai une trentaine de chansons écrites par mon père. Il va falloir choisir.

 

En illustration de cet article, je vous propose lectrices Swing, lecteurs Bop, Jon Hendricks chantant sa version du " Watermelon Man " d'Herbie Hancock puis le meilleur groupe vocal de l'histoire du Jazz, Dave Lambert, Jon Hendricks & Annie Ross, improvisant sur " Airegin " de Sonny Rollins. Jon Hendricks chante et mime le solo de saxophone ténor. Ahurissant! Pour mes fidèles lecteurs Yoruba (j'en ai), Airegin est l'anagramme de Nigeria. 

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