Archives de la Radio Suisse Romande
Radio Lausanne. 28 mars 1946.
Débat sur la musique de Jazz (39mn)
avec
Ernest Ansermet, chef d'orchestre, fondateur de l'orchestre de la Suisse romande
Emmanuel Buenzod, écrivain et critique littéraire
Léon Cosmetto, professeur au conservatoire de Lausanne
Docteur Boven, psychiatre
La photographie de Lausanne (Vidy) est l'oeuvre du Romand Juan Carlos HERNANDEZ. Toute utilisation de cette oeuvre sans autorisation de son auteur constitue une violation du Code de la propriété intellectuelle passible de sanctions civiles et pénales.
Lectrices doctes, lecteurs savants, voici de quoi vous réjouir avec ce débat radiophonique suisse, digne d'un conclave de cardinaux, bien que nous soyons en terre protestante, à Lausanne. Le 28 mars 1946, les quatre invités de Radio Lausanne étaient tous d'accord pour affirmer la supériorité de la musique sérieuse, dite classique, sur le Jazz, musique de plaisir qui se cantonne à l'improvisation et à la variation, selon leurs dires.
Je vous livre ici mes impressions de cette émission. A vous de vous faire les votres en suivant le lien figurant en tête de cet article, doctes lectrices, savants lecteurs.
Le Jazz ne peut atteindre le niveau de la musique classique où les compositeurs réinventent les formes et les langages pour gagner leur liberté. Première erreur: ceci ne vaut que pour les compositeurs. Les interprètes de musique classique, eux, doivent s'en tenir à la partition. Deuxième erreur: en 1946, le Be Bop est né séparant le Jazz de la musique de danse. Manifestement, nos augustes débatteurs helvètes l'ignorent. Pour autant, la suite de l'émission le montre, ils n'ignorent pas Duke Ellington.
En 1919, Ernest Ansermet fut le premier musicien européen à écrire un article sérieux sur cette musique nègre venue d'Amérique dans les bagages de l'US Army, admirant le jeu de clarinette de Sidney Bechet. Il y voyait la musique de l'avenir et, 27 ans plus tard, il pensait que le Jazz pouvait nous réserver quelques surprises. Il n'avait pas tort. En 1959, Ornette Coleman créait " Free Jazz " renouvelant brutalement formes et langages du Jazz.
Nos spécialistes déploient les préjugés habituels à l'époque sur une musique instinctive, sans intelligence, sans raisonnement. Le Jazz est une musique qui appartient aux Nègres d'Amérique. 3e erreur: dès sa naissance, le Jazz est une musique métisse. Son inventeur autoproclamé, Ferdinand Joseph La Mothe dit Jelly Roll Morton, était créole. Le Jazz est la musique des minorités: Noirs, Juifs, Italiens, Tziganes.
Le Jazz est une musique rythmique qui ne cherche un effet que sur le corps. 4e erreur: nos experts sont tous Blancs, Européens et chrétiens, formatés à séparer l'âme du corps, ce qui est contraire à la rationalité africaine. Le Jazz n'est pas une musique créée par des Prix de Rome comme Claude Debussy qui s'y intéressa comme il s'intéressa à la musique javanaise.
Le Jazz s'est cantonné à la variation sur un thème donné. C'est vrai que c'est un défaut du Jazz dont est sorti depuis longtemps Martial Solal par exemple.Les Variations Goldberg de JS Bach ou les Variations Diabelli de Beethoven sont -elles autre chose qu'une variation sur un thème donné?
" L'improvisation était à la mode dans les siècles passés mais les musiciens actuels l'ont quelque peu oublié ". C'est justement ce que l'on reproche au classique. C'est pourquoi tant de musiciens issus des conservatoires passent au Jazz pour avoir le droit d'improviser sur des formes complexes.
" Les véritables musiques populaires autochtones ont de la spiritualité (...) alors que le Jazz est une musique populaire dans un milieu extrêmement civilisé " (Ernest Ansermet). C'est une spiritualité non détachée du corps (le Gospel puis le Hard Bop, la Soul Music) ce que n'imaginent même pas nos experts.
Dans le Jazz, survivance des rythmes africains. Ca, c'est vrai. Les experts en rythmes reconnaissent des figures rythmiques traditionnelles congolaises dans le jeu de Warren Baby Dodds, géant de la batterie New Orleans.
Le Jazz ne naît pas par nécessité vitale mais pas besoin commercial. Décidément, ils ne connaissent pas le Be Bop. Pourtant, les premiers vinyls de Charlie Parker et Dizzy Gillespie étaient arrivés en Suisse en 1946.
Pour le docteur Boven, psychiatre, le Jazz est un narcotique. Jazz et stupéfiants, c'est un sujet de thèse. De là à en faire un opium du peuple. Toutefois, il n'a pu constater les méfaits du Jazz dans la population helvète.
Pour nos experts, les Noirs en Amérique sont une race primitive déracinée. L'UNESCO venait de naître. Race primitive était encore un concept à la mode chez les savants.
" Le Jazz a apporté des matières premières, des vitamines dans la musique " (Ernest Ansermet). Le Jazz à lui tout seul ne constitue pas la possibilité d'un nouveau style. Toutefois, ces messieurs notent que les Jazzmen sont de plus en plus cultivés: Benny Carter, saxophoniste, chef d'orchestre a fait des études musicales complètes.Duke Ellington s'est inspiré des grands compositeurs occidentaux. Influence certaine du classique sur le Jazz, ça c'est vrai. En 1946, John Lewis n'était venu en France que pour la libérer, pas pour y jouer; quoiqu'il ait rencontré Kenny Clarke autour du piano dans le salon d'un château normand selon la légende.
" Le Jazz authentique est plus difficile à comprendre et la masse opte toujours pour l'effort le moindre ". Cela est bien dit. Aux Etats-Unis, pays de la propagande, de la réclame, du business, " le Jazz de seconde main édulcoré flatte les goûts les plus bas de la foule " (Ernest Ansermet). Là encore c'est vrai mais encore faut-il distinguer le Jazz de la variété ce que nos mélomanes ne font pas alors que Charles Delaunay et Hugues Panassié le faisaient déjà depuis 15 ans en France.
" Les Nègres d'Amérique, suivant la tradition de leur race, ne séparent pas la musique de la danse " pas plus qu'ils ne séparent l'âme du corps, Messieurs. C'est une logique animiste pas monothéiste.
Enfin, à la 30e minute de péroraison collective, vient la musique. " Blue Serge " de Mercer Ellington, fils du Duke, composé pour l'orchestre de Sy Oliver en 1940. Très classe. Du Jazz sérieux mais ça manque de Swing. La version de Serge Chaloff est bien meilleure. Il a fait sienne une composition qui n'est pas de lui. Tout l'art du Jazzman.
Il existe des artistes nègres mais ce n'est pas ce que les foules acclament dans le Jazz. Normal puisque les foules d'alors confondaient le Jazz et la variété comme ne cessait de le clamer Boris Vian dans ses Chroniques de Jazz.
Après tant de pensées assenées sentencieusement, place au Jazz. Pour écouter du Jazz à Lausanne en 2014, rendez-vous à l'excellent club Chorus où je découvris sur scène Tigran Hamasyan puis Martial Solal en 2003.
En 1946, Django Reinhardt était en tournée, à la guitare électrique, aux Etats-Unis d'Amérique comme soliste invité par Duke Ellington et son orchestre. En concert à Chicago, ils improvisent sur un " Blues Riff ". Est-ce du Jazz sérieux ou commercial? Peu importe. Qu'est ce que c'est bon! Rien à ajouter.