Leçon de Jazz d'Antoine Hervé: les deux quintettes historiques de Miles Davis
Leçon de Jazz d’Antoine Hervé. « Les deux quintettes historiques de Miles Davis »
Paris. Auditorium Saint Germain des Prés. Lundi 11 avril 2011. 19h30.
La photographie d'Antoine Hervé est l'oeuvre du Resplendissant Juan Carlos HERNANDEZ.
Antoine Hervé : piano, explications
Michel Benita : contrebasse
Philippe Garcia : batterie
Eric Le Lann : trompette
Stéphane Guillaume : saxophones alto, ténor
Je transcris ici les propos du Professeur Antoine Hervé tel que je les ai notés et compris. Toutes les éventuelles erreurs techniques sont évidemment miennes.
Le Miles des années 50 avec Le Lann, ça le fait. Il ne copie pas, il joue le thème à sa manière. Ca swingue dur ! Stéphane Guillaume est à l’alto dans le rôle de Julian « Cannonball » Adderley. Lui aussi, il donne. La rythmique swingue dur et bluesy comme l’aimait Miles Davis. Retour au thème groupé. Petits échanges saxo/trompette ponctués par le batteur. Back to the 50’s ! C’était « Solar ». Ajoutez y un « a » et vous obtenez MC Solaar, célèbre fan de Miles Davis.
Miles Davis était le fils d’un chirurgien dentiste. Eric Le Lann aussi. Miles était beau gosse comme son rival Chet Baker. Miles jouait très droit parce que son professeur Elwood Buchanan lui avait dit de ne pas imiter Rex Stewart : « Pas de vibrato, Miles ! Tu vibreras quand tu seras vieux ». Miles est mort à 65 ans en 1991 et il n’a jamais joué en vibrato.
Miles a commencé par le Be Bop avec Charlie Parker. C’était un militant de la cause noire. Premier concert à Paris en 1949. Il rencontre Boris Vian, Jean-Paul Sartre et noue une liaison avec Juliette Gréco. Elle avait sa carrière à Paris, il avait sa carrière à New York. Cet amour impossible se résolut en une amitié qui dura toute la vie de Miles.
Pour Miles, une nuit à jouer au Minton’s (le club où naquit le Be Bop) valait une année de formation à la Julliard School of Music. En 1948 il lança le cool avec John Lewis, Gil Evans, Lee Konitz, Gerry Mulligan (album « Birth of the cool »). Dans les années 1950, naissance du Hard Bop avec Art Blakey et les Jazz Messengers. Miles y participe aussi.
Enfin, de 1955 à 1961, John Coltrane joua avec Miles Davis (sauf en 1957 où chassé de l’orchestre pour cause d’addiction aux drogues dures, John alla se ressourcer chez le Prophète Thelonious Sphere Monk).
Le groupe joue « Milestones », un morceau qui marque les débuts du Jazz modal. Le batteur n’a pas la souplesse, l’élégance de « Phillly » Joe Jones et de ses fameux « Philly licks ». Stéphane reste à l’alto. Solo bref et dense d’Eric dans l’esprit de Miles.
1959 : naissance d’Antoine Hervé. Sortie de l’album « Kind of Blue » de Miles Davis chef d’œuvre reconnu par la critique et par le public. Antoine nous explique le Jazz modal. Démonstration de gamme occidentale classique puis de gamme Blues. Debussy, Ravel, Stravinky ont fait du modal. Ca se faisait aussi dans le Jazz West Coast. En sol, sur les notes blanches du piano, cela donne « All Blues ». Stéphane continue à l’alto. Eric a mis la sourdine Harmon surnommée la sourdine Miles tant ce son lui est attaché. Les notes, le temps s’étirent. Comme me l’a dit un ami à qui j’ai fait découvrir cet album : « La première fois que j’ai entendu Kind of Blue, j’ai eu envie d’écrire mes mémoires de privé ». Cette musique est noire comme la nuit, le polar, la peau des musiciens sauf le pianiste, Bill Evans. A des musiciens noirs qui lui reprochaient d’avoir engagé un pianiste blanc, Miles Davis répondit : « Je me fiche que Bill Evans soit blanc, noir, jaune ou vert à pois bleus. C’est le meilleur. » Solo de trompette sans sourdine. Ca sonne. Le Lann est vraiment chez lui dans cette musique. La batterie est la pointe de la toupie. Autour, tout tourne. Eric remet la sourdine. Le groupe reprend le thème. L’album est un chef d’œuvre mais, là, je dois reconnaître que c’est vraiment bien joué. « Ce disque a été composé au Paradis » a dit Jimmy Cobb, le batteur de la séance.
Un jour de 1959, Dizzy Gillespie, demanda à Miles de lui offrir un exemplaire de « Kind of Blue ». Miles lui répondit : « Mais Dizzy, tu n’en as pas reçu un de la maison de disques ? » « Si Miles mais je l’ai tellement écouté qu’il est déjà usé. »
« So What » basé sur un dialogue entre un prêcheur et une assemblée, comme dans la musique africaine et le Gospel. « So What ? » que l’on peut traduire par « Et puis ? » , « Et quoi ? », « Et alors ? » était une des expressions favorites de Miles Davis. Morceau basé sur le ré, en mode mineur. Lancé par un gros son de contrebasse. Groupe bien soudé. Le prêcheur, c’est la contrebasse. L’assemblée c’est le reste du groupe. Stéphane reste au sax alto. Beau solo d’Eric. La rythmique tourne. Le batteur est toujours le point fixe.
« Pourquoi jouer beaucoup de notes quand il suffit de jouer les plus belles ? ». « Ce qui compte en musique, ce ne sont pas les notes, ce sont les silences entre les notes ». Miles Davis. Eric Le Lann explique le son, la technique de Miles. Miles a choisi une embouchure conique, longue, au diamètre serré montée sur une trompette très ouverte. Il a choisi de travailler le son en jouant peu de notes. Miles était un peintre qui travaillait la couleur. Il a d’ailleurs peint à la fin de sa vie. Il était aussi surnommé « le Picasso du Jazz ».
Toujours extrait de « Kind of Blue », album inépuisable, « Blue in green ». Morceau basé sur la sequence 1, 3, 5, 9, 11, 13. Mi avec sol mineur. Le professeur Hervé nous explique la difference musicale entre Debussy et Miles. Miles écrivit l’ébauche de ce thème et Bill Evans le finit. Eric reprend la trompette bouchée. D’abord perçant puis voilé, brumeux. Il enlève la sourdine. L’obscurité prend d’autres teintes. Un Blues en vert et contre tous. Stéphane passe au saxophone ténor avec un gros son profond mais haut dans le registre de l’instrument. Retour à la trompette bouchée pour le final en quintette. Superbe.
Le professeur Hervé aborde maintenant le second quintette historique de Miles (1963 – 1968) avec Herbie Hancock(piano), Ron Carter(contrebasse), Tony Williams (batterie) et Wayne Shorter (saxophone ténor) qui ne rejoint le groupe qu’en 1964 mais ne le quitta qu’en 1970.
Premier album en 1963 : « Seven steps to heaven » avec George Coleman au saxophone ténor. Les petits jeunes de la rythmique sortaient le soir sans Miles. Un jour, Miles se fâcha et voulut sortir avec eux. Ils l’emmenèrent écouter la pianiste et chanteuse Shirley Horn. Miles resta fasciné. Son dernier enregistrement en sideman fut d’ailleurs sur un album de Shirley Horn (« You won’t forget me » en 1990). Après George Coleman, trop classique pour la rythmique (écoutez tout de même le « Live in Europe » enregistré au Festival d’Antibes-Juan-les-Pins) puis Sam Rivers, trop free pour Miles (album « Live in Tokyo »), Miles recruta Wayne Shorter que John Coltrane lui recommandait déjà comme successeur en 1960.
Ce quintette de Miles est le plus extraordinaire groupe du Jazz moderne pour Antoine Hervé. J’approuve. Cette musique est tenue entre la structure et l’improvisation, le classicisme et la liberté.
« Four » la version jouée en 1964 avec George Coleman. Remplacé ce soir par Stéphane Guillaume. On arrive ici aux limites du hard bop. Comme Miles, Eric s’éclipse de la scène pendant le solo de sax, de piano et revient pour conclure. Antoine Hervé joue à la Herbie Hancock, allegro virtuoso. Beau solo de contrebasse puissant, profond à la Ron Carter. « C’est grâce à ce son là que Ron Carter est payé un zillion de dollars » comme dit le batteur Ed Thigpen.
En décembre 1965, Miles Davis joue avec son quintette au Plugged Nickel à Chicago. C’est enregistré et disponible dans le commerce pour votre plus grand plaisir lectrices raffinées, lecteurs sélectifs. Parmi les standards joués figure « My Funny Valentine ». Chet Baker lui-même reconnaissait que Miles Davis jouait mieux ce morceau que lui. Duo piano/trompette. Eric est dedans. Antoine brode élégamment comme le fait Herbie. La rythmique s’ajoute doucement. La trompette griffe. Ce superbe solo n’est pas applaudi. Le groupe a installé le silence, l’attention. La rythmique balance, caresse, gifle. Ca chante. C’est ce qu’il faut.
Retour aux explications techniques. Dans les années 60, les accords de quarte sont à la mode notamment avec Mac Coy Tyner le pianiste de John Coltrane. On invente des superpositions d’accords à base de quartes. Miles compose « ESP » (Extra Sensorial Perception), titre album. ESP fut d’ailleurs le nom d’un label de Free Jazz, genre musical que Miles Davis détestait mais qu’il avait intégré avec Tony Williams et, par certains aspects, Wayne Shorter. Version vitaminée d’ESP. Stéphane Guillaume au sax ténor joue à la Shorter. Nous sommes pris dans le maelström de l’étrange.
« Nefertiti » inverse les rôles habituels du Jazz. Les cuivres jouent le thème en boucle. La contrebasse et le piano marquent le tempo. Le batteur s’éclate. Cela se passe comme annoncé. Si vous ne sentez pas ce que je veux dire, écoutez Nefertiti, sapristi ! Plainte répétitive de la trompette et du sax ténor marqué par le piano et la contrebasse. Le batteur, lui, se lâche. Morceau toujours aussi étrange, quarante-cinq ans après son enregistrement. Pas mal du tout.
Miles Davis savait s’entourer des meilleurs musiciens et les mettre en scène. C’était un Sorcier.
« Sorcerer » titre d’un album qui est resté comme surnom à Miles. Comme « Prince of darkness » tiré du même album. Le Lann a vraiment le son, la couleur qu’il faut pour jouer cette musique.
Fin de cette leçon de Jazz. Prochaine leçon à Paris, à l’Auditorium Saint Germain des Prés, le lundi 20 juin à 19h30 avec Glenn Ferris, tromboniste, pour raconter l’histoire du trombone dans le Jazz. Le titre de ce blog étant un hommage à un Géant du trombone, Jay Jay Johnson, j’y serai. Pour ceux qui ne veulent ou ne peuvent venir à Paris, la Leçon de Jazz d'Antoine Hervé est aussi donnée en province et Outre Mer. Si vous ne sortez plus de chez vous, elle se trouve aussi en DVD. Bref, ne cherchez pas de prétexte. Pour votre instruction et votre divertissement, il faut suivre les Leçons de Jazz d'Antoine Hervé.