Harlem et le Jazz par Chester Himes (1963)

Publié le par Guillaume Lagrée

Lectrices Hip, lecteurs Hop, je vous ai déjà parlé de Chester Himes (1909-1984), auteur du cycle de Harlem, les aventures des inspecteurs Gravedigger Jones et Ed Coffin (Fossoyeur et Cercueil en français), les flics les plus durs de Harlem, des inspecteurs noirs pris entre une hiérarchie blanche et une population noire et qui ont une manière toute personnelle de faire régner l'ordre public à Harlem.

" C'est ici à Harlem , parmi les gens de couleur, que le taux de criminalité est le plus élevé au monde. Et il n'y a que trois façons de procéder: ou bien on fait payer les malfaiteurs - et ça, vous n'en voulez pas; ou bien on paie les gens suffisamment pour qu'ils aient une vie décente - et ça , vous ne le ferez pas; si bien qu'il ne reste qu'à les laisser se bouffer entre eux "

Réponse de l'inspecteur Gravedigger Jones au sergent Anderson.

Dans un texte de 1963, " Harlem ou le cancer de l'Amérique ", publié en français dans le n°45 de la revue Présence africaine, un long passage est consacré au Jazz. Le voici.

" Harlem: moyens d'évasion

Pour fuir Harlem, on peut la quitter.

Mais si l'on n'a ni les moyens ni l'argent pour la quitter, les trois autres moyens d'évasion sont la religion, les stupéfiants et le jazz.

(...)

Le jazz

Il fut un temps où Harlem et jazz étaient synonymes. En ce temps là, le jazz était un moyen d'évasion universel dans la vie des Nègres d'Amérique. Tous les Nègres piochaient le jazz (mauvaise traduction: they all digged jazz signifie qu'ils adoraient tous le jazz)

Le jazz était à la fois triste et joyeux, le gémissement plaintif contre l'oppression et une irrésistible joie de vivre.

Harlem était le quartier général du jazz.

Mais aujourd'hui le jazz a quitté Harlem, en même temps que les musiciens de jazz. Et le jazz lui même est devenu une musique contrôlée et pleine de défi, quelquefois pénétrée d'une telle colère froide qu'elle en est rebutante.

Aujourd'hui, les musiciens de jazz sont des gens en colère.

L'auteur nègre John A. Williams écrit: " Le jazz est notre histoire. Le meilleur jazz vient toujours du blues. Construit sur le blues, construit avec une telle vitesse et une telle complexité que nous ne savons même pas qu'il vient tout droit du blues. Il est notre agressivité, notre maladie, notre haine de nous-même mais aussi notre volonté de vivre en dépit de tout. Il exprime le rebelle qu'il y a en nous."

Le compositeur et chef d'orchestre nègre Leonard De Paur dit: " Je pourrais difficilement trouver un développement musical sérieux et universellement reconnu qui n'ait pas son origine dans la créativité ou le folklore nègre... il a pris ces formes et les a modelées selon notre culture propre."

Mais aujourd'hui le jazz est devenu commercial. Il est encore inventif, c'est encore du jazz, mais c'est devenu une affaire comme une autre, et les musiciens de jazz sont devenus des hommes d'affaires.

En tant qu'hommes d'affaires, ils n'ont pas les moyens de travailler souvent à Harlem où le cachet est faible et le travail difficile.

Depuis la fermeture du Savoy, il n'y a plus de lieu pour danser ayant une taille et une clientèle suffisante pour employer de bons orchestres de jazz.

Le Renaissance ne donne plus de bals publics avec un orchestre attaché à l'établissement. La salle est louée à des clubs et à des groupes universitaires pour des sauteries privées. Des orchestre de fortune sont engagés pour la circonstance. Les grandes réunions mondaines de Harlem qui se tenaient précédemment au Savoy et employaient les orchestres de grand renom, comme le bal costumé annuel de la Urban League Guild, ont lieu maintenant dans les salles de danse des grands hôtels du centre-ville.

Il n'y a que deux night-clubs à Harlem qui possèdent en permanence un dancing et proposent des spectacles sur piste: le Small's Paradise Inn de Big Wilt sur la 7e Avenue et le Baby Grand dans la 125e rue.

Il y a des bars-restaurants avec des petites formations pour distraire les dîneurs - les "combos" de Sugar Ray, de Dickie Well, de Count Basie et d'autres - mais ils n'ont pas de piste de danse.

L'Apollo Theater, où l'on voyait jadis les grands artistes de jazz, importe maintenant la musique portoricaine et cubaine. Beaucoup d'artistes de jazz y font toujours leur apparition annuelle selon les termes de leurs contrats, mais jouer là-haut n'a plus d'intérêt, et les auditoires nègres préfèrent souvent la musique étrangère, plus effervescente.

Ça et là, on trouve un jeune musicien qui est bon. Mais il n'y restera pas longtemps.

Les musiciens de jazz, les grands et les petits, les vieux et les jeunes, travaillent en d'autres lieux; au Birdland sur Broadway, au Village Gate dans le Village, à Rabdall's Island, dans les différentes stations du New Jersey, de Long Island et des Catskill Mountains, dans le haut de l'Etat de New York.

Ou bien, ils travaillent dans les studios d'enregistrement, souvent nuit et jour, enregistrant pour le grand public invisible du juke-box.

Loin sont les jours où les musiciens de jazz se retrouvaient à Harlem au petit matin pour leurs " jam breakfasts " avec leurs femmes blanches et leurs sycophantes blancs, et jouaient en jam session jusqu'à tomber de fatigue, pour leur plaisir. ( sycophante signifiant dénonciateur, calomniateur, j'ai un doute sur la traduction. Il faudrait vérifier sur le texte original en anglais)

Les musiciens de jazz font encore des jam sessions, mais surtout pour l'argent. Le musicien moderne sait ce qu'il fait et ce qu'il vaut.

Le jazz est descendu en ville jusqu'aux studios de la 57e rue, ou jusqu'aux grands appartements de Blancs riches qui cherchent des sensations; ça paie, d'une façon ou d'une autre. Les musiciens de jazz ont cessé de montrer leur virtuosité pour rien.

Certains connaisseurs en la matière proclament que le jazz est meilleur aujourd'hui que jamais. Ils proclament que le vieux jazz New Orleans a été amélioré par le jazz moderne, par le be bop, par le hard bop et par le cool jazz. D'autres préfèrent toujours le jazz fanfare du bon vieux temps. D'autres préfèrent le jazz d'avant guerre, de Pres, Lunceford, Basie, Mary Lou, Lionel Hampton et Cootie Williams.

Pour le meilleur ou pour le pire, le jazz a quitté Harlem. Dans leur amer combat actuel pour l'égalité raciale, beaucoup de jeunes Nègres rejettent le jazz, qui leur semble exprimer par trop un état intérieur, lui préférant la musique populaire qui plaît aux Blancs.

Et, en retour, les musiciens de jazz, fiers et arrogants, les rejettent.

Mais le jazz est toujours l'expression d'un peuple blessé. Les Nègres de Harlem sont blessés. Ils ne peuvent échapper à cela. Où qu'ils aillent, ils emporteront cette blessure avec eux.

Un jour, Lester (Pres) Young a dit à un jeune saxophoniste français au Club Saint Germain: " Pour jouer du jazz, il faut avoir souffert. Si tu avais souffert autant que moi, tu pourrais jouer du jazz."

Le jazz parle toujours pour Harlem, avec ou sans l'approbation de Harlem.

Imaginez la grande et regrettée Billie Holiday, avec le piano houleux de Teddy Wilson, la trompette froide de Miles Davis, le saxo bondissant de John Coltrane, le vibraphone exigeant de Lionel Hampton, la basse sophistiquée de Charles Mingus et le bourdonnement dur et rapide de Max Roach derrière elle, chantant une nouvelle version jazz d'un vieux blues: " J'ai le blues mais je ne l'aurai pas toujours, parce qu'un jour le soleil brillera derrière chez moi."

Que dire de plus? "

Ce texte figure désormais en introduction du cycle " Cercueil et Fossoyeur " de Chester Himes (Quarto, Gallimard, Paris, 2007, 1372 p). Une lecture indispensable pour tout amateur de Jazz.

La photographie de Harlem est l'oeuvre de l'Indéfrisable Juan Carlos HERNANDEZ. Toute utilisation de cette oeuvre sans l'autorisation de son auteur constitue une violation du Code de la propriété intellectuelle passible de sanctions civiles et pénales.

Harlem par Juan Carlos HERNANDEZ

Harlem par Juan Carlos HERNANDEZ

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