Paris. Mardi 9 février 2010. 19h30. Auditorium Saint Germain des Prés.
La leçon de Jazz d’Antoine Hervé.
Sujet : Wayne Shorter , « le plus grand compositeur du Jazz depuis la mort de Duke Ellington » (Stan Getz)
La photographie d'Antoine Hervé est l'oeuvre de l'Exact Juan Carlos HERNANDEZ.
Antoine Hervé : piano, narration
Jean Charles Richard : saxophone soprano, narration
Wayne Shorter joue des saxophones ténor et soprano. Jean Charles Richard joue des saxophones baryton et soprano. La leçon de Jazz sur « Wayne Shorter » a donc été entièrement jouée au soprano.
« Witch hunt » (album « Speak no evil » 1964). C est bien du Wayne Shorter; Une beauté ensorcelante et vertigineuse.
Wayne Shorter est né le 25 août 1933, donc après John Coltrane (1926-1967), Stan Getz ( 1927-1991), Sonny Rollins et Ornette Coleman (nés en 1930).
3 articulations dans sa vie musicale :
- Art Blakey et les Jazz Messengers de 1959 à 1964
- Miles Davis de 1964 à 1970
- Weather Report de 1971 à 1986
Dès 1959, Wayne Shorter fut le directeur artistique chez Art Blakey même si le Boss du groupe, c’était toujours Art. Chez Miles Davis il devient coauteur, compositeur, arrangeur. Chez Weather Report, il est coleader avec Jo Zawinul aux claviers. Depuis, il vole totalement librement.
De sa période chez Miles Davis, Wayne Shorter dit qu’il était un pilote de chasse, en danger permanent. Un jour, retrouvant Wayne, Miles lui dit : « Wayne, nous ne jouerons peut-être plus jamais ensemble mais, pendant les 7 ans où nous l’avons fait, on leur a tous botté le cul ! ». A son départ du quintette en 1960, John Coltrane avait suggéré à Miles de prendre Wayne Shorter à sa place. Miles ne l’a pas écouté. Après 4 ans d’essais plus ou moins fructueux avec Sonny Stitt, Hank Mobley, George Coleman, Sam Rivers, Miles finit par se rendre à l’évidence. L’association entre Wayne Shorter et Miles Davis est aussi essentielle dans l’histoire du Jazz que Louis Armstrong/Earl Hines, Django Reinhardt/Stéphane Grappelli, Charlie Parker /Dizzy Gillespie. Pour Antoine Hervé, le second quintette acoustique de Miles Davis avec Wayne Shorter, Herbie Hancock, Ron Carter, Tony Williams est le plus grand groupe de l’histoire du Jazz. Nous sommes au moins deux à le dire et l’écrire. Merci Antoine.
Certains reprochent à Wayne Shorter d’avoir été trop influencé par John Coltrane. En fait, ils étaient amis, s’influençaient mutuellement. Par ailleurs, Wayne Shorter est une personnalité trop forte pour être sous influence. Wayne Shorter a trouvé sa voie, sortant du hard bop cher à Art Blakey, ne penchant ni vers le free, ni vers le cool jazz. Son son est très léger, très aérien mais il peut aussi jouer très puissant, très funky.
« Speak no evil » titre éponyme de l’album. A l’époque, l’intervalle de quarte est à la mode. Deux quartes puis des chromatismes. La magie de Wayne Shorter c’est cet art de nous perdre à partir de choses simples. A un moment donné, l’auditeur s’aperçoit qu’il a perdu ses repères, qu’il ne sait plus où il est. Et pourtant, là où vous êtes, vous êtes bien. Dans ce morceau, le crescendo va du pianissimo jusqu’au fortissimo. C’est une nouveauté.
« Fi Fi Fo Fum », clin d'oeil au " Hi Fi Fo Fum " de Duke Ellington. Introduction debussyste. Chez Wayne Shorter, l’introduction est très différente du thème. C’est encore une nouveauté. Evidemment, comme mélodie c’est moins facile à siffler que du Sir Paul Mac Cartney mais c’est beau. Il s’agit d’un Blues que je qualifierai de sophistiqué.
« Infant eyes » dédié à sa fille Miyako (la première épouse de Wayne Shorter était Japonaise. Il en est resté boudhiste). Wayne Shorter compose avec très peu de matériau. L’économie de matériau renforce la densité du thème. Jean Charles Richard a transcrit le solo de Wayne sur ce morceau, c’est-à-dire écrit sur une partition les notes qu’il entendait jouées. Il remarque que dans l’improvisation aussi, Wayne Shorter exploite un seul et même motif. « Composer, c’est improviser lentement » (Wayne Shorter). Dans la version originale, Wayne joue du saxophone ténor. Ce soir, Jean Charles Richard joue du soprano. Ce morceau contient toute la douceur du regard d’un enfant dans les yeux de son père… Cf extrait audio au dessus de cet article.
« Wild flower » une petite valse. Mode phrygien, très prisé de Miles Davis et Gil Evans. Intervalles nouveaux pour l’époque. Morceau mélancolique et souriant en même temps, bref du Wayne Shorter. Broderies orientalisantes au piano puis du soprano.
Wayne Shorter est boudhiste, amateur de sons planants, électroniques. Pour Wayne Shorter, « il n’est pas possible d’être libre de manière égoïste ». Il en dit beaucoup avec très peu. Il sait s’effacer pour réapparaître. Il écoute ce qui l’entoure. Il est très énigmatique. Pour Wayne, la musique est comme la vie, elle évolue. Wayne Shorter, pour Antoine Hervé, c’est le musicien parfait car il a les pieds dans le sol (rythme) et la tête dans le ciel (harmonie, mélodie).
Présentation du mode oriental, sans tension, lisse. Coltrane l’utilisait pour jouer « Summertime ». « Juju » (Shorter, 1964). Certes c’est la gamme qu’aimait Coltrane mais c’est bien du Wayne Shorter. Ca plane avec une assise rythmique implacable.
Jean Charles Richard explique que Coltrane et Shorter, après les drogues dures, se sont tournés vers les religions pour garder des perceptions extrasensorielles (« La religion est l’opium du peuple. Elle orne de fleurs ses chaînes » Karl Marx et Friedrich Engels, « Le manifeste du parti communiste », 1848).
Wayne Shorter a l’oreille très fine. Il a épousé une Brésilienne et la musique brésilienne. Il a composé et enregistré avec Milton Nascimento l’album « Native Dancer » (1974). Milton échappe aux genres musicaux brésiliens comme Wayne échappe aux styles de la musique nord américaine. Il n’est pas étonnant qu’ils se soient trouvés musicalement.
« Beauty and the Beast ». Antoine joue la mélodie et la chantonne. Ce morceau mélange le Funk et la Bossa Nova. Son très appuyé du piano qui doit compenser l’absence de basse et de batterie. Claude Nougaro a chanté cette musique sous le titre « Comme Piaf au masculin ».
Explication sur l’art de la broderie selon JS Bach. La musique avance inexorablement.
Explication sur les procédés de variation :
- modulation
- réarticulation
- réitération
- expansion (la sirène d'alarme des urgences, par exemple)
- amplification
- mutation
- distorsion
- rupture
- dissémination, saupoudrage : ça, c’est le truc de Wayne Shorter.
« Supernova ». Les notes tombent comme la neige en hiver. Bel exemple de saupoudrage en effet.
« Ana Maria » dédié à sa deuxième épouse, une Brésilienne, décédée dans l’accident de la TWA au dessus de New York en 1996. C’est une Bossa Nova qui commence par le mode phrygien. Effectivement ça respire l’amour, la tendresse, le désir et le respect.
La forme circulaire est aussi affectionnée par Wayne Shorter. Exemple avec « Nefertiti » titre enregistré par Wayne Shorter dans le quintette de Miles Davis. Contrairement à l’habitude, ce sont les souffleurs qui restent stables alors que la rythmique improvise. Dans la version avec Miles, Tony Williams réalise un festival de batterie. Attention, chef d’œuvre ! Jean Charles fait tourner le thème, forme circulaire oblige, alors qu’Antoine improvise. C’est une oeuvre digne d’une Reine d’Egypte.
« Fall » une évocation lente et majestueuse de la chute. Et puis ça remonte. Ce n’est pas la chute de l’homme chassé du jardin d’Eden puisque Wayne Shorter est boudhiste. C’est plutôt celle de l’oiseau qui se laisse tomber puis remonte d’un coup d’aile. D’ailleurs, Wayne Shorter a déclaré que, s’il continue à jouer, c’est parce qu’il veut continuer de voler.
Wayne Shorter est un grand magicien de l’harmonie. Il cherche tous les accords avant d’en choisir un, comme TS Monk, l’autre compositeur de Jazz préféré d’Antoine Hervé. Il sait renoncer, ce qui est très boudhiste aussi.
« Face on the bar room floor » titre de l’époque Weather Report aux couleurs harmoniques très particulières.
« The last silk hat », titre énigmatique à moins que ce ne soit une allusion à deux titres de Charles Mingus « Orange was the colour of her dress then blue silk » et « Goodbye porkpie hat ». Cela vient de l’album « Atlantis » (1985). Wayne écrit beaucoup. Les musiciens jouent ce qu’il écrit. Ca balance bien. Rythme chaud, souple, bien marqué et le sax qui se ballade au dessus.
Le morceau suivant comporte normalement un tempo marqué par la batterie tous les 4 temps. A défaut de batteur, Antoine demande au public de battre la mesure. Il accentue son jeu de piano afin que nous ne perdions pas la mesure. Ca swingue méchamment avec toujours ce souffle aigre du soprano.
« Footprints » (1966) joué dans les albums « Adam’s Apple » de Wayne Shorter et « Miles Smiles » de Miles Davis. C’est un morceau à vous rendre fou, qui laisse son empreinte en vous. En France, c’est un des morceaux fétiches du trompettiste Eric Le Lann qui le joue à merveille. Antoine et Jean Charles improvisent sur le thème. Ca plane pour eux et pour nous. Jean Charles Richard joue juste du sax soprano alors que Wayne Shorter peut en jouer faux, sublimement faux comme sur son album en duo avec Herbie Hancock.
RAPPEL
« Beauty and the Beast ». Après un solo de piano molto agitato, retour au thème en douceur et puis ça redémarre.
Belle leçon de Jazz sur un Géant discret et élégant du saxophone. Jean Charles Richard a réussi l’exploit de nous faire oublier l’absence du saxophone ténor dans cette soirée. Chapeau, l’artiste !
La prochaine leçon de Jazz aura lieu le mardi 16 mars 2010 à 19h30 au même endroit. Thème : le Blues au piano. Non, Antoine Hervé ne chantera pas !